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Le Rendez-vous des quais oublié par l’Histoire

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Le Rendez-vous des quais de Paul Carpita (France, 1955)

L’Histoire, on le sait, est écrite par les vainqueurs. Il en va de même de l’Histoire du cinéma. Et qu’enseigne-t-on aujourd’hui dans les universités ? L’apport décisif de la Nouvelle Vague qui précipita le cinéma français – et le cinéma mondial – dans la modernité. Cette victoire ne serait rien d’ailleurs sans la fameuse « politique des auteurs » théorisée au sein des Cahiers du cinéma au cours des années 50 par ces mêmes futurs cinéastes de la Nouvelle vague (les Godard, Chabrol, Truffaut, Rohmer…). Cette nouvelle conception du cinéma avait pour but de valoriser le rôle du réalisateur qui se voyait ainsi promu au rang d’artiste génial et tout puissant à l’instar du peintre ou de l’écrivain. Ce « coup d’état » fomenté par les « jeunes Turcs » des Cahiers avait bien sûr comme but ultime de légitimer le cinéma comme art. Or pour cela, ces critiques de la rive droite (Les Cahiers étaient domiciliés sur les Champs Elysées), tous emprunts de culture bourgeoise, ont dû trier entre ce qui, à leurs yeux, relevait de l’Art et ce qui s’apparentait à du simple divertissement populaire (quitte parfois à adouber des « auteurs » de films populaires comme Hitchcock ou Hawks). Et aujourd’hui, la distinction qui s’opère entre « films d’auteurs » et « films grand public » leur doit beaucoup… Ajoutons que la « politique des auteurs » domine toujours – et ce depuis près de 50 ans – le champ de la critique et des études cinématographiques. Or il m’a toujours semblé que l’importance de la Nouvelle vague avait été surestimée (en particulier l’œuvre de Truffaut mais aussi de Chabrol ou de Rohmer). Quant à la « politique des auteurs », je la trouve restrictive, omnipotente et, par bien des aspects, excessivement snob – même si cela n’enlève rien au fait qu’elle joua un rôle important à un moment donné.

Bref, où veux-je en venir ? Eh bien à ce film étonnant et qui, assurément, appartient lui au camp des perdants. Je veux bien sûr parler du Rendez-vous des quais de Paul Carpita (1955), ce « film maudit » censuré plus de trente années durant et qui, s’il n’avait pas été frappé d’un tel oubli, aurait peut-être rappelé aux historiens l’importance toute relative de la modernité de la Nouvelle vague. Le Rendez-vous des quais, chronique « néoréaliste » de la vie de dockers marseillais durant une grève (née en partie contre la guerre d’Indochine) est, à n’en pas douter, le « chaînon manquant » entre le néoréalisme italien et la Nouvelle vague. Et que Paul Carpita ait été contraint de tourner un film moderne (comprenez à la manière néoréaliste ou pré-Nouvelle vague) par manque de moyens, comme le suggère Claude Martino, n’enlève rien à son importance (cela a d’ailleurs été la raison d’être de nombreuses productions néoréalistes). Avec Le Rendez-vous des quais, Carpita a en effet inventé le tournage « à l’arraché », le film-guérilla : prises de vues en décors réels sans autorisation avec des acteurs amateurs et en caméra légère, choix de ne pas focaliser son récit sur un seul personnage mais sur un groupe, images brutes mêlant fiction et documentaire… Ainsi, le cinéaste-instituteur a réalisé un film social novateur parce que préoccupé par le vécu de « vrais gens » issus du milieu ouvrier (tellement rares dans le cinéma français – et encore plus dans le cinéma de la Nouvelle vague) et en cela, il est un précurseur du Free cinéma britannique et de Ken Loach, mais aussi de quelqu’un comme Laurent Cantet par exemple (Ressources humaines, Entre les murs).

Sur le tournage du Rendez-vous des quais

Voilà, il est des injustices jusque dans l’histoire du cinéma, et même si le Rendez-vous des quais, que l’on croyait perdu à jamais, a été redécouvert au début des années 90, rien ne pourra réparer les préjudices causés par la censure étatique et le silence des communistes (qui n’ont rien fait pour soutenir le film, et ce en raison d’un revirement politique en matière de guerre coloniale). Et d’ailleurs, Le Rendez-vous des quais n’est pas un cas isolé. Ne citons que l’exemple du Sel de la Terre (H. Biberman, USA, 1954) ou de cet autre film extraordinaire, Soy Cuba (Kalatozov, URSS, 1964), qui lui aussi resta sur une étagère plusieurs décennies durant avant d’être redécouvert dans les années 90 – et qui aurait, selon les dires de Scorsese, sans doute changé le cours de l’histoire du 7e art s’il avait à l’époque connu une large diffusion. Aussi je crois qu’une contre-histoire du cinéma reste encore à écrire…

©Régis Dubois2008 pour le texte


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